En 2016, le monde du football a tremblé. Une personne a révélé au grand jour la corruption qui y régnait. Est-il un héros ? Peut-être, mais il a été en prison pour ça.
Lanceur d’alerte John
Les « Football Leaks » en référence aux fameux WikiLeaks de Julian Assange sont nés en 2015. Il ne s’agissait alors que d’un petit site, d’abord sur LiveJournal, puis, suite aux censures de cette plateforme, sur footballleaks2015.wordpress.com. Sur ce site tout simple y sont exposés plusieurs contrats de joueurs professionnels. On y parle des modalités de certains contrats, avec des dispositifs d’optimisation fiscale à la limite de la légalité.
Sommaire
Passé relativement inaperçu, tout décolle en novembre 2016, lorsque le journal allemand Der Spiegel décide de publier les « leaks » (fuites en anglais) dévoilant au grand jour les dessous peu glorieux du football business. Le lanceur d’alerte est alors connu sous le pseudonyme de « John ».
Les contrats sont majoritairement de clubs portugais.
Hacker portugais
« John », ou plutôt, Rui Pinto, est quelqu’un de doué. Polyglotte, il a étudié Histoire et fait un Erasmus à Budapest. C’est de Hongrie qu’il publie les premiers football leaks.
Est-ce que Rui est un hacker ? C’est à dire, est-ce qu’il a obtenu ces documents confidentiels en pénétrant illégalement dans les réseaux informatiques des principaux clubs de foot ou des entreprises liées au monde du football ?
Rui s’en défend. Il agit avec une équipe de passionnés, tous portugais, qui veulent moraliser le foot business.
A bien y penser, comment un jeune étudiant en Histoire peut-il avoir des capacités informatiques hors du commun ? Mais ce n’est bien sûr pas impossible, loin de là.
Les premières révélations concernent essentiellement le fonds d’investissement Doyen Sports. Une société « secrète », accusée d’avoir des origines mafieuses. Mafieuse ou pas, elle gère au mieux les intérêts de ses clients, joueurs de foot, entraîneurs ou clubs, tout en spéculant sur ces « actifs » pas comme les autres…
Lors des premiers mois d’existence, Football Leaks avait même été accusé d’être « pro Benfica« , l’essentiel des révélations concernant alors le Sporting ou le FC Porto. Nous verrons qu’il n’en était rien.
Rui, Maître Chanteur
Rui se voit comme le Julian Assange du foot. Mais très vite, il sera accusé d’avoir voulu faire du chantage. Doyen Sports, par l’intermédiaire de son CEO (Directeur Général) Nélio Lucas, accuse Rui d’avoir voulu extorquer à l’entreprise des fortunes.
En résumé, si Doyen ne voulait pas que ses malversations soient exposées, l’entreprise devait verser entre 500 000 et 1 million d’euros à Rui Pinto. Doyen portera plainte dès 2015. C’est cette raison qui a provoqué le mandat d’arrêt international et la détention du « hacker » en 2019. Bien sûr, Rui Pinto nie les faits.
L’email réclamant de l’argent à Doyen émanait d’un certain « Artem Lobuzov« . Un pseudonyme de Rui.
Que nous dit Rui ? Qu’il aurait « simulé » ce chantage, pour confirmer la culpabilité de Doyen Sports. Pourquoi pas.
Rappelons toujours que Doyen est une entreprise d’optimisation fiscale et de spéculation financière.
Si on me permet une réflexion de pilier de bar, je dirais que la probabilité que Rui Pinto soit un maître chanteur est inversement proportionnelle à ce que Doyen Sports soit une entreprise honnête et légitime.
Pour vous donner une idée : en 2019, Nélio Lucas (qui a quitté Doyen Sports en 2017) est accusé par les autorités espagnoles de fraude fiscale et de blanchiment de capitaux. Jugement en cours…
Rui Pinto aurait très bien pu se considérer comme étant un « Robin des Bois » des temps modernes.
Quoiqu’il en soit, les Football Leaks ont continué, accusant de fraude fiscale le célèbre agent Jorge Mendes et son entreprise Gestifute (concurrente de Doyen). Sont présents également dans les Football Leaks des joueurs comme Cristiano Ronaldo, Paul Pogba ou Radamel Falcao ou encore l’entraîneur José Mourinho !
Personne n’est épargné, ni aucun club. Rui, né à Gaia près de Porto, se dit lui-même supporteur du FC Porto.
Extradition au Portugal
La Justice est une exclusivité de l’Etat. Nous, particuliers, n’avons pas le droit de faire justice avec nos propres mains. De même, il est inconcevable pour l’Etat que l’on puisse faire un crime pour que justice soit faite.
Ainsi, l’Etat portugais est dans l’obligation de poursuivre et de juger Rui Pinto. Et peut-être même lui faire purger une peine de prison, malgré l’immense service de moralisation du football business.
Dans ce cadre, la Hongrie a accepté la demande d’extradition du Portugal. Le hacker, arrêté en janvier 2019 à Budapest, est ainsi jugé en 2020 à Lisbonne, pour les 90 crimes dont l’accuse le Ministère Public.
Rui Pinto était alors pratiquement à la veille de rejoindre le programme français de « protection des lanceurs d’alerte », sa collaboration fin 2018 avec le Parquet National Financier Français ayant été d’une importance capitale pour exposer les différentes fraudes fiscales du monde du foot.
Curieusement, l’extradition est arrivée à point nommé pour les autorités portugaises, Rui Pinto risquant de leur échapper s’il avait été sous la protection judiciaire française.
Rui Pinto, un héros
Selon William Bourdon, avocat français de Rui, le Portugal devrait être fier d’avoir Rui comme citoyen. Il s’agit, pour lui, rien de moins qu’un héros. Grâce à lui, lors des nombreuses enquêtes judiciaires que les documents révélés par Football Leaks ont permises, des dizaines de millions d’euros ont déjà été récupérés. La fraude fiscale en a beaucoup souffert.
L’avis de William Bourdon est également partagé par de nombreuses personnalités, de la candidate à la présidence de la République Ana Gomes (Parti Socialiste) au simple fan de football.
Plus de 100 personnalités ont ainsi signé un manifeste réclamant la libération du hacker portugais. On y retrouve, parmi tant d’autres, Yannick Noah, Mathieu Kassovitz ou Eva Joly !
Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un pays, le Portugal, qui souffre de « clubite« . Chaque portugais ou presque a une appartenance à un club. Les relations parfois troubles entre football, politique et justice viennent tout compliquer, et le coup de pied dans la fourmilière de Rui Pinto n’a probablement pas plu du tout à certaines autorités…
En avril 2020, après 16 mois de détention, Rui Pinto retrouve la liberté. Il attend ainsi depuis son jugtement.
Les 16 mois de détention étaient justifiés, parce « qu’il risquerait d’utiliser à nouveau ses connaissances informatiques pour tenter d’extorquer de l’argent ».
Même si c’était vrai, n’est-il pas plutôt préférable vouloir que Rui Pinto coopère avec la justice, pour l’Intérêt Public ? En étant emprisonné au Portugal, il ne pouvait pas collaborer avec la justice de nombreux pays européens, qui aimeraient lutter contre la fraude fiscale ou le blanchiment d’argent…
A partir de 2021, et la reprise presque normale des tribunaux en période de pandémie, Rui Pinto a enfin pu collaborer avec la justice d’autres pays. C’est le cas de la Suisse, qui a demandé à Rui Pinto de l’aide sur l’affaire du président de la FIFA, Gianni Infantino.
Luanda Leaks
L’histoire de Rui Pinto aurait pu s’arrêter là. Mais non. Il est aussi à l’origine des Luanda Leaks, exposant les relations troubles entre les autorités portugaises et la femme d’affaires angolaise Isabel dos Santos.
Celle-ci aurait acquis sont immense fortune sur le dos du peuple angolais. De manière frauduleuse, donc. Nous n’en sommes encore qu’au début des enquêtes concernant dos Santos, accusée d’avoir siphonné les caisses de l’Etat angolais, alors que son père José Eduardo dos Santos était président.
Dans cette affaire, nous pouvons déjà déplorer un mort. Le gestionnaire de comptes d’Isabel dos Santos à la banque EuroBIC a été retrouvé mort le 23 janvier 2020. Probablement « suicidé ». Pour info, Isabel dos Santos détient toujours plus de 40% de parts d’EuroBIC.
Pendant ce temps, la même justice portugaise qui garde en prison Rui Pinto, a perquisitionné plusieurs clubs portugais dans le cadre des enquêtes pour fraude fiscale. Au total, il s’agit de 76 perquisitions qui se sont déroulées au début du mois de mars 2020.
La justice portugaise est lente, mais implacable.
2023 : Jugement de Rui Pinto
C’est le 11 septembre 2023 que le verdict est enfin tombé : 4 ans de prison avec sursis, pour « tentative d’extorsion, violation de correspondance aggravé, accès illégitimes à des données privées ».
Les autres accusations sont tombées, soit grâce à l’amnistie accordée pour fêter la venue du Pape François lors des Journées Mondiales de la Jeunesse en août 2023, soit par manque de preuves.
Les principaux incriminés, anciens dirigeants de Doyen Sports, se félicitent, trouvant tout de même la sentence un peu trop clémente…
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