Florbela Espanca
Florbela Espanca

Le Portugal, un pays de poètes

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C'est une énigme pour moi. Le Portugal est un amoureux de la Poésie. Un amour que l'on pourrait faire remonter aussi loin que le Portugal existe. Certains des poètes portugais font partie des plus grands de la littérature mondiale, à commencer par Camões ou Pessoa ! A leurs côtés, bien d'autres auteurs, inspirés par les Muses jusqu'à nos jours...


Nos poètes sont, au delà du génie littéraire pur, des personnes qui ont du vécu. Un poème de leur part raconte une véritable histoire, un véritable sentiment, qu’ils ont magnifié en vers.

Souvenez-vous du plus grand, Luís Vaz de Camões, qui a si bien chanté l’épopée portugaise lors des Grandes Découvertes en était lui même un acteur. Eborgné lors d’une bataille, il sauva ses manuscrits du naufrage de son bateau en nageant jusqu’au rivage.

Impossible pour moi de vous faire découvrir la poésie portugaise autrement qu’en vous la livrant dans sa langue originelle, le Portugais. Toutefois, je ferais des petites traductions, sans prétention. Nous allons y venir.

L’importance des poètes dans le coeur des Portugais fut matérialisée… sur des billets de banque ! Dans les années 1980, certains des plus grands de la poésie portugaise furent ainsi choisis pour illustrer les escudos.

L’émotion, au coeur de l’âme portugaise

Si quelque chose devait nous caractériser, nous Portugais, c’est bien l’émotion. Une émotion que l’on entend, par la musique et le Fado, et une émotion que l’on lit, par la poésie. Et, ce n’est pas un mystère, les deux sont intimement liés. Un destin commun, que l’on retrouve alors même que la langue portugaise commençait à peine à se différencier du Latin.

La première littérature en langue portugaise est d’origine troubadouresque. La musique des troubadours, populaire dans tout l’Occident au Moyen Âge, était particulièrement populaire au Portugal. On chantait son amour, souvent un amour impossible, un amour rêvé, mais aussi sa haine ! Les sentiments étaient fondamentaux, dès le départ.

Le genre, né en Occitanie, en France actuelle, s’est ainsi développé sans restrictions au Portugal. Tant et si bien que l’un de ses rois, le célèbre Dom Dinis (Denis Ier du Portugal) fut l’un des meilleurs troubadours du pays.

Dom Dinis, le roi troubadour

137 chansons de Dinis sont parvenues jusqu’à nous. Par chance, la musique de sept de ces chansons ont été retrouvées en 1990 sur un parchemin des archives nationales, la Torre do Tombo.

La chanson « Pois que vos Deus, amigo, quer guisar » commence ainsi :

Pois que vos Deus, amigo, quer guisar
d’irdes a terra d’u é mia senhor,
rogo-vos ora que por qual amor
vos hei lhi queirades tanto rogar
que se doia já do meu mal.

Il s’agit de galaïco-portugais, la langue ancêtre du galicien et du portugais.

Dans cette chanson, le troubadour demande à un ami qui part en voyage chez la dame de son coeur, de lui demander à elle d’avoir de la peine pour sa souffrance…

Luís Vaz de Camões, l’aventurier

Le poète de la grandeur du Portugal savait de quoi il parlait. Des émotions, des sentiments, il en avait sûrement eu comme nul autre homme à notre époque. Que pouvons-nous imaginer de ce qui se passe dans la tête de quelqu’un dont le bateau vient de naufrager, tentant avec l’énergie du désespoir de sauver l’oeuvre de sa vie ?

Camões, sauvant son manuscrit à la nage...
Camões, sauvant son manuscrit à la nage…

Il nous chante, au tout début des Lusiades :

As armas e os barões assinalados
Que, da ocidental praia lusitana,
Por mares nunca de antes navegados
Passaram ainda além da Taprobana,
Em perigos e guerras esforçados,
Mais do que prometia a força humana,
E entre gente remota edificaram
Novo reino, que tanto sublimaram.

Que je pourrais traduire ainsi, en sachant que le poète fait référence à son illustre prédécesseur, Virgile et son Enéide :

Les Conquêtes et les Braves remarqués
Qui, de l’occidentale rive lusitanienne,
Par mers jamais naviguées,
Allant au delà même de Taprobana l’Indienne,
Dans des dangers et des guerres engagés,
Dépassant les limites de la force humaine,
Parmi des peuples lointains ont édifié
Un nouveau royaume, qu’ils ont tant sublimé.

L’épopée lyrique de Camões, les Lusiades, marque le début de la langue portugaise moderne. Il est le poème fondateur de la culture portugaise, qui servira de référence pour des générations d’auteurs, jusqu’à nos jours.

Lire également : la musique portugaise au temps des Découvertes

Bocage, le poète du renouveau

Manuel Maria Barbosa du Bocage était, comme Camões, un aventurier. Le début de sa vie fut de souffrance, avec un père en prison, et une mère décédée alors qu’il n’avait pas neuf ans. Son engagement militaire était en dent-de-scie, entre désertions et voyages en outremer.

Par son grand-père maternel, le corsaire français Gilles Le Hédois du Bocage, il semblerait apparenté à sa contemporaine et poétesse française Anne-Marie du Boccage, tante par alliance de sa mère…

Billet de banque avec Bocage
Bocage fut choisi pour illustrer le billet de banque de 100 escudos, en cours dans les années 1980.

La poésie de Bocage tranchait avec les excès du Baroque ibérique. La poésie baroque pouvait sonner faux, sans âme, noyée dans ses figures de style et autres préciosités. On manipulait les mots pour le plaisir de manipuler des mots, sans rien véritablement exprimer de profond. Bocage, lui, ouvrit les portes du Romantisme du siècle qui le suivrait.

Mais, qui mieux que Bocage lui-même pour se décrire ? Voici son « autoportrait » :

Magro, de olhos azuis, carão moreno,
Bem servido de pés, meão na altura,
Triste de facha, o mesmo de figura,
Nariz alto no meio e não pequeno;
Incapaz de assistir num só terreno,
Mais propenso ao furor do que à ternura;
Bebendo em níveas mãos, por taça escura,
De zelos infernais letal veneno;
Devoto incensador de mil deidades
(Digo, de moças mil) num só momento,
E somente no altar amando os frades,
Eis Bocage, em quem luz algum talento;
Saíram dele mesmo estas verdades,
Num dia em que se achou mais pachorrento.

Ce qui, en français, pourrait être traduit par quelque chose comme ça :

Maigre, yeux bleus, grand visage basané,
Bien fourni en pieds, moyen en taille,
Visage triste, pareil pour la figure,
Nez haut, au milieu, non petit;
Incapable de rester sur un seul terrain,
Plus apte à la fureur qu’à la tendresse;
Buvant avec de blanches mains, dans des coupes sombres,
De zèles infernaux le venin léthal;
Encenseur dévot de mille divinités
(Dis-je, de mille jeunes filles) en un seul moment,
Et seulement sur l’autel aimant les moines,
Voici Bocage, où quelque talent luit,
Sont sorties de lui-même ces vérités,
En un jour où il se trouvait plus patient.

Franchement, soyez indulgents avec ma traduction presque littérale. La beauté du texte original ne peut être retranscrite dans une traduction, nous le savons. Néanmoins, son texte nous donne une idée de son caractère. C’était un libre penseur, qui avait fait fi des conventions, qui avait vécu sa vie comme il l’entendait, quelque chose de rare à cette époque faite d’apparences. La réalité de ses émotions primait sur le reste.

Teófilo Braga, le Républicain

Les poètes sont des personnages de convictions. Teófilo Braga était engagé politiquement, avec une Foi inébranlable dans le progrès. Pour lui, la Poésie faisait partie de son combat pour la République, dans le Portugal monarchiste du XIXe siècle.

Sa poésie est réaliste, par opposition aux ultra-romantiques. Il s’agit de montrer la vérité nue et crue, plutôt que de partir en rêveries. Une vérité souvent négative, que seul le progrès peut corriger.

Acalentar meninos

Embala, preta, embala Menino do teu senhor;
Canta-lhe bem amoroso,
Anima-lo com amor.
Embala, preta, embala,
Como o fez San José,
Que os anjos cantarão:
Pater nostre domine.

San José, a trabalhar,
Embalava com seu pé:
“Calai-vos, Jesus Menino,
Nascido em Nazaré,”
Meu San José, acudi
Dai-me da vossa graça,
Com que enxugue ao meu menino
Suas lágrimas de prata
.

Embala, preta, embala,
Como a Virgem faria,
Que os anjos cantarão:
“Gratia Plena Ave-Maria”.
Cantigas embalou Jesus:
-Calai-vos, meu bento filho,
Que haveis de morrer na cruz.
Nossa Senhora, acudi,
Dai-me o vosso tesouro,
Com que cale o meu menino
Que chora lágrimas de ouro.”

Ce poème est une berceuse. Une berceuse engagée, loin de la frivolité des chansons enfantines.

Chérir des enfants

Berce, négresse, berce l’enfant de ton Maître,
Chante lui avec bienveillance,
Réconforte-le avec amour.
Berce, négresse, berce,
Comme l’avait fait Saint Joseph,
Que les anges avaient chanté:
Pater nostre domine.

Saint Joseph, en travaillant,
Berçait avec son pied :
« Taisez-vous, enfant Jésus,
Né à Nazareth »
Mon Saint Joseph, venez à mon secours,
Donnez moi de votre grâce,
Qui puisse sécher à mon enfant
Ses larmes d’argent.

Berce, négresse, berce,
Comme la Vierge le ferait,
Que les anges avaient chanté :
« Gratia Plena Ave-Maria ».
Une chanson berçait Jésus :
-Taisez-vous mon fils béni,
vous mourrirez sur la croix.
Notre Dame venez à mon secours,
Donnez-moi votre trésor,
Que je puisse avec taire mon enfant,
Qui pleure des larmes d’or.

Teófilo Braga deviendra le deuxième président de la République du Portugal en 1915. Une volonté politique, animée par les émotions que provoquaient en lui les problèmes de son époque.

Billet de 1000 escudos
Teófilo Braga figurait sur les anciens billets de 1000 escudos

Fernando Pessoa, le poète universel

Géniale. C’est peut-être ainsi qu’on pourrait qualifier l’oeuvre immense de Fernando Pessoa en ces débuts du XXe siècle. Une oeuvre qui se fit d’abord… en anglais ! Son éducation anglophone lors de son enfance en Afrique du Sud explique sans doute son ouverture au monde et sa profonde connaissance de la littérature mondiale.

Prolifique, il se créa des « hétéronymes », des personnalités à part entière, chacune avec un style poétique original. Des poètes différents, aux identités propres et marquées, mais tous incarnés par le même être physique, Fernando Pessoa.

Qui de mieux que lui pour nous définir ce qu’était un poète ?

Autopsicografia

O poeta é um fingidor
Finge tão completamente
Que chega a fingir que é dor
A dor que deveras sente.

E os que leem o que escreve,
Na dor lida sentem bem,
Não as duas que ele teve,
Mas só a que eles não têm.

E assim nas calhas de roda
Gira, a entreter a razão,
Esse comboio de corda
Que se chama coração.

En le lisant, on peut presque palper la souffrance dont il parle :

Autopsychographie

Le poète est un art de feindre.
Il feint si complètement
Qu’il en arrive à feindre qu’il est douleur
La douleur qu’il sent vraiment.

Et ceux qui lisent ce qu’il écrit,
Dans la douleur lue sentent bien,
Non les deux qu’il a connues,
Mais seulement celle qu’ils n’ont pas.

Et ainsi, sur les rails
Tourne, distrayant la raison,
Ce petit train jouet
Qui s’appelle cœur.

Son oeuvre la plus connue, « Mensagem », Message en français, nous parle du glorieux passé du Portugal, celui des Découvertes et de Camões. Un passé que le poète souhaite retrouver, non pas par la puissance armée ou économique, mais culturelle.

Une oeuvre empreinte de nostalgie et d’espoir, des sentiments, vous le devinez, profondément portugais, réunis dans notre fameuse « saudade »…

Billet de banque avec Fernando Pessoa
Fernando Pessoa, succédant sur les billets de 100 escudos à Bocage

Florbela Espanca

Je ne pouvais pas terminer un article sur la poésie portugaise sans le faire avec une femme. Florbela Espanca est un poème. Ou bien un poème faite femme ?

Son père ne pouvait avoir d’enfants avec sa femme, stérile. Avec l’autorisation de celle-ci, il fera des enfants avec une domestique. Une sorte de Grossesse Pour Autrui avant l’heure, en quelque sorte. Naissent ainsi Florbela en 1894 et son frère Apeles en 1897.

Florbela sera l’une des premières femmes au Portugal à étudier au lycée, puis, déjà mariée, une des premières à étudier à l’Université. Une fausse-couche semble avoir été à l’origine de la névrose qui l’accompagnerait désormais jusqu’à la fin de sa vie.

Encore mariée, elle divorcera de son mari pour pouvoir en épouser un autre. C’était, dans les années 1920, quelque chose qui ne se faisait pas… d’autant plus qu’elle divorcera à nouveau peu d’années plus tard… pour se remarier à nouveau.

La mort de son frère dans un accident d’avion acheva d’abîmer la santé mentale de Florbela. Elle tentera plusieurs fois de se suicider, jusqu’à y parvenir finalement en 1930, à l’âge de 36 ans.

Cette vie intense, faite de tragédies et d’amours, d’émotions, se retrouvent naturellement dans sa poésie, d’une rare sensibilité. Comme Pessoa, Florbela Espanca nous livre sa définition de ce qu’est un poète :

Ser Poeta

Ser Poeta é ser mais alto, é ser maior
Do que os homens! Morder como quem beija!
É ser mendigo e dar como quem seja
Rei do Reino de Aquém e de Além Dor!

É ter de mil desejos o esplendor
E não saber sequer que se deseja!
É ter cá dentro um astro que flameja,
É ter garras e asas de condor!

É ter fome, é ter sede de Infinito!
Por elmo, as manhãs de oiro e de cetim…
É condensar o mundo num só grito!

É seres alma e sangue e vida em mim
E dizê-lo cantando a toda gente!

Sentez-vous la différence, notable, avec Fernando Pessoa ? Voici ma modeste traduction en français :

Être Poète

Être Poète c’est être plus haut, c’est être plus grand
Que les hommes ! Mordre comme celui qui fait un baiser !

C’est être mendiant et donner comme s’il était
Roi du Royaume d’En-Dessous et d’Au-Delà Douleur !

C’est avoir mille désirs de splendeur
E ne même pas savoir que l’on désire !
C’est avoir dedans un astre qui flamboye,
C’est avoir des griffes et des ailes de condor !

C’est avoir faim, soif d’Infini !
Par le heaume, les matins d’or et de satin…
C’est condenser le monde en un seul cri !

C’est toi, qui est âme, sang et vie en moi
Et le dire en chantant à tout le monde !

Florbela Espanca, lorsqu’elle aime, elle ne le fait pas à moitié. Le groupe Trovante en a fait une sublime chanson, devenue incontournable de la musique portugaise.

Le Fado, la poésie portugaise faite musique

De nombreux poètes n’ont pas été abordés dans cet article. Mission impossible de condenser tous les talents que la patrie lusitanienne a engendré. Comment ne pas vous parler de Antero de Quental, de Sophia de Mello Breyner Andresen ou de Almeida Garett !

Au delà de ces célébrités, évoquons plus simplement des poètes plus discrets, mais peut-être bien plus populaires. Ceux dont les poèmes résonnent toujours, immortalisés dans le Fado.

Pour terminer, voici une chanson, interprétée par Amália Rodrigues. Il s’agit d’un poème d’Alexandre O’Neill, aux origines irlandaises, mis en musique par Alain Oulman, aux origines françaises, tous les deux nés à Lisbonne.

Les sentiments finalement, c’est quelque chose d’humain. Ce que les Portugais ont peut-être de différent, c’est l’art de les exprimer, en vers et en musique, une façon un peu à part des autres. Une sensibilité toute portugaise, qui s’apprend non par le Sang, mais par la Culture.


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