Les origines des municipalités portugaises se perdent dans les mémoires du temps. Les difficultés du Moyen Âge ibérique ont poussé des populations isolées à s’organiser et à se défendre. Aujourd’hui, cette autonomie ancestrale se retrouve encore dans la fierté d’appartenance à un « concelho ».
Des territoires sans chefs
Lors de la conquête musulmane, les nobles wisigoths et les évêques se réfugièrent dans les Asturies, région montagneuse du nord de la péninsule ibérique. Se faisant, leurs postes de pouvoir ainsi que leurs terres se sont retrouvées sans commandement et sans organisation administrative. De larges territoires frontaliers, toujours ballotés entre deux camps, se retrouvèrent ainsi sans autorités.
Sommaire
Ces populations laissées pour compte durent s’organiser d’elles-mêmes. Face à un pouvoir central défaillant, des traditions et des coutumes pour régir la vie en communauté se sont développées en autonomie.
Les « concelhos »
Les habitants de ces premières communautés autonomes se réunissaient en concilium, en assemblée. Ce terme latin est à l’origine du mot portugais « concelho », utilisé pour représenter une municipalité. Nous parlerons ainsi du « concelho de Leiria » pour parler de la ville de Leiria ainsi que tout le territoire sous sa juridiction, les limites de la municipalité.
Lors de ces assemblées, les « voisins », habitants de la municipalité, choisissaient leur alcalde, le juge. Les alcaldes, garants de la justice, étaient centraux dans l’organisation municipale qu’ils dirigeaient. C’était également lors des concilium que les lois locales étaient déterminées. Les premières communautés s’organisaient simplement, avec de grandes assemblées périodiques où tous les voisins pouvaient intervenir dans les grandes décisions communes, au moins une fois par an. Pourtant, seuls les « hommes bons » participaient activement aux assemblées.
Une organisation inégale
Ces « hommes-bons » étaient des hommes libres, qui n’étaient pas dépendants d’autrui. Le plus souvent, il s’agissait des propriétaires terriens de la municipalité ou des rares professions intellectuelles. Les salariés, les femmes, les enfants mineurs, mais également les juifs ou les musulmans étaient exclus de l’organisation de la municipalité.
Souvent, ceux qui n’étaient pas chrétiens avaient de leur côté une organisation parallèle, similaire à celle des municipalités. Ainsi, les quartiers juifs ou musulmans étaient également dirigés par un alcaide.
NB : ne pas confondre l’alcalde, juge, et élu par les habitants de la municipalité, avec l’alcaide, chargé de la défense et des militaires, nommé par le roi.
Le concilium, ouvert à tous les hommes-bons était complété par le consilium, une assemblée beaucoup plus restreinte. Ce « conseil », qui se réunissait plusieurs fois par semaine, était composé de deux à quatre hommes-bons, élus pour une durée de temps définie. Malgré les apparences, l’égalité entre voisins était loin d’être une réalité.
Outre la religion, d’autres facteurs d’inégalités se retrouvaient dans l’organisation municipale. Les habitants de la ville principale, siège du « concelho » étaient bien mieux protégés juridiquement que les voisins habitant en dehors.
De plus, la contribution à l’effort de guerre était prise en compte. Ceux qui pouvaient s’armer et équiper un cheval avaient des privilèges que les simples piétons n’avaient pas. Ainsi, la plupart des postes municipaux étaient occupés par une aristocratie locale, constituée de « chevaliers vilains », « cavaleiros vilão » en portugais. Ces chevaliers, des hommes libres mais n’appartenant pas à la noblesse, assuraient la défense de leur municipalité, et la représentaient dans les armées du roi. Les postes municipaux, malgré l’obligation de rotativité, retombaient de cette façon presque systématiquement sur les mêmes familles.
Avec le retour progressif du pouvoir central, l’organisation des municipalités s’officialise, sous l’autorité royale. En même temps que la société se complexifie, l’administration se précise. Des postes toujours plus spécialisés font leur apparition, toujours plus réservés à une élite locale.
Le « For », document fondateur
Pour stabiliser leurs conquêtes, les premiers rois portugais attribuaient dans un document écrit des privilèges à ceux qui voulaient bien se fixer dans les territoires (re)conquis. Ce document, le « for », est souvent considéré comme étant l’acte fondateur d’une municipalité.
La plupart des « câmaras municipais », les mairies portugaises, ont conservé précieusement dans leurs archives municipales le précieux document. Leur « carta de foral », ou plus simplement « foral », possédait une valeur hautement symbolique, signe de l’autonomie de la municipalité vis-à-vis du pouvoir central. Aujourd’hui, la plupart des fors se trouvent à la « Torre do Tombo », les archives nationales à Lisbonne. Nous parlons de documents qui ont souvent plus de huit siècles !
L’octroi de fors permettait, lors des débuts de la « Reconquête », de remplir le vide juridique alors en vigueur. La première intention des fondateurs de la nation portugaise n’était pas le repeuplement du « désert du Douro » comme l’affirmait l’historien du XIXe siècle Alexandre Herculano. Les premiers rois cherchaient avant tout à réorganiser des peuplements ruraux qui avaient appris à vivre en autonomie.
De fait, malgré les évidences pointant une baisse de la démographie, ces territoires de conflits perpétuels pendant la Reconquête n’ont jamais été complètement déserts. Les dirigeants chrétiens devaient assurer leur pouvoir dans ces presque « no man’s land », en clarifiant par écrit les règles qui préexistaient au sein des communautés rurales qui s’étaient organisées en autonomie jusqu’alors.
Les rois n’avaient pas le monopole de l’octroi des fors. Les grands seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques pouvaient également le faire. C’est le cas notamment des villes de Tomar ou de Pombal, dont les fors ont été octroyés par le maître du Temple, D. Gualdim Pais. La royauté n’aura de cesse que de lutter contre ces concurrents, tout au long de l’histoire du pays.
Un pays construit par la force
La « Reconquête » chrétienne de la péninsule ibérique a été un long processus, fait d’avancées et de reculs. Des siècles de guerre quasi permanente ont eu des effets désastreux sur l’économie agraire des régions frontalières. L’impossibilité de prévoir et de planifier la valorisation d’un sol ou la construction d’infrastructures empêchait le développement de l’agriculture. Les différentes communautés autonomes, même bien organisées, n’avaient pas de cohésion entre elles.
Il fallait agir.
Protéger les populations chrétiennes et développer les territoires nouvellement conquis étaient dans tous les esprits de ces temps perturbés. Tout était fait pour reconquérir et conserver les anciens territoires chrétiens à l’ennemi musulman, objectif majeur de cette autre « croisade ». Pour y parvenir, l’organisation systématique du territoire d’un pays alors naissant était fondamentale. Sur le court terme, il était urgent de peupler ces nouveaux territoires, et d’organiser militairement leur défense. Sur le plus long terme, il s’agissait de développer l’économie, le commerce, l’agriculture.
Défendre les villes
Les rois chrétiens, soucieux de récolter plus d’impôts, favorisaient dans les zones urbaines le développement des échanges commerciaux. Pour y arriver, le renforcement des systèmes défensifs des villes frontalières était essentiel.
Lorsqu’il s’agissait de zones urbaines, les rois chrétiens favorisaient le développement des échanges commerciaux, avec un renforcement spécial du dispositif défensif des villes frontalières. On voulait développer et protéger ce qui avait été conquis au pouvoir islamique. Pour y parvenir, la « carta de foral », ou « charte de for » en français, attribuait des privilèges aux « chevaliers vilains », confirmant leur statut à part hérité des temps perturbés de la Reconquête et de l’autonomie des concelhos.
Défendre les campagnes
Les communautés rurales, plus sûres, valorisaient en premier lieu la fixation de ses populations chrétiennes. Les habitants pouvaient être des mozarabes autochtones ou des migrants venus du nord. Dans les deux cas, il s’agissait de personnes capables de valoriser les terrains agricoles et d’ainsi enrichir le royaume.
Les impôts
Les premiers fors des siècles XI et XII démontrent bien les objectifs immédiats de l’entité émettrice, qu’il s’agisse du roi, d’un seigneur laïc ou ecclésiastique : la collecte des impôts.
Le for de Noura e Murça, octroyé par le roi D. Sancho II en est un parfait exemple :
Je vous donne ce domaine qui est dans ces limites avec ses villages, tous ses avoirs et tout ce qui peut servir à l’homme, pour que de lui vous me payez, ou à qui je commande, le for que je vais maintenant spécifier (…)
Juste après la définition des limites géographiques de la municipalité de Noura e Murça, le souverain stipule les modalités de paiement de ce qui lui est dû. Par la fiscalité, nous pouvons en déduire l’objectif sous-jacent du for. En échange de l’impôt, on obtenait la sécurité militaire et la justice royale. Ce simple fait favorise le peuplement de la nouvelle municipalité, objectif primordial de l’octroi de fors.
Toujours dans le for de Noura e Murça, l’autonomie administrative de ses habitants est consacrée :
Si vous voulez faire quelque chose dans vos villages ou campagnes, faites-le, et que personne n’ait le pouvoir de vous en empêcher.
Cette autonomie relative, concédée par le roi, est aussi une façon pour le pouvoir royal d’empêcher d’autres seigneurs de s’arroger le territoire. Sur le for, il est établi que les habitants ne doivent répondre que face au roi, et à personne d’autre.
La somme des objectifs immédiats des souverains possède en toile de fond une vision à plus long terme. En fixant des populations sur des frontières stables, avec des règles identiques pour tous les habitants et en protégeant les plus faibles des abus des grands seigneurs, les conditions étaient créées pour que le royaume puisse se développer socialement et économiquement.
Une noblesse mise à l’écart
Dans les « concelhos », qui s’étaient développés en autonomie, la noblesse n’y avait pas ses prérogatives habituelles. Elle était limitée par les chevaliers vilains qui n’acceptaient pas la concurrence, mais également par le roi, qui se servait des municipalités comme d’un contrepoids face aux seigneurs qui pourraient lui faire de l’ombre. L’impossibilité pour les seigneurs d’accéder à des charges municipales fut d’ailleurs confirmée par le roi Denis Ier dans une loi de 1311.
L’augmentation de l’emprise des chevaliers vilains sur les organes municipaux diminua l’importance des assemblées. Les voisins, qui y participaient autrefois, éprouveront toujours plus de désintérêt pour une institution vidée de son sens par l’oligarchie municipale. Se faisant, le champ était libre pour les élites locales, seulement limitée par un pouvoir royal toujours plus présent.
L’administration locale, aux mains de l’oligarchie
En plus de l’alcaide, nommé par le roi et détenteur du pouvoir militaire, un juiz de fora (« juge de dehors ») vient l’épauler. Ce nouveau juge est nommé par le roi, en remplacement des juges autrefois choisis en assemblée. Comme son nom l’indique, il ne devait pas être originaire du concelho, afin de garantir son indépendance… et sa soumission envers le roi.
Au-dessus de l’alcaide et du juiz de fora se trouvait le corregedor, un juge administrant un vaste territoire regroupant plusieurs concelhos, la comarque.
Les réformes d’Alphonse IV
L’évolution législative du roi Alphonse IV au XIVe siècle a changé la physionomie de la gouvernance des municipalités. Désormais, cinq ou plus « vedores » étaient choisis par le corregedor pour chaque concelho, formant ainsi le conseil municipal. Ces hommes-bons occupaient les principales charges. L’uniformisation de la gouvernance des municipalités pouvait enfin démarrer, permettant au roi d’obtenir plus de cohésion territoriale. En estompant les particularités locales, le peuple se sent toujours plus étranger à ses instances municipales.
Les autres postes municipaux étaient occupés par l’aristocratie locale, suivant des lois qui s’uniformisent pendant les XIV et XVe siècles. Les juges et conseillers municipaux étaient tirés au hasard parmi les voisins éligibles, c’est-à-dire l’oligarchie locale. Les mandats étaient d’un an, et ne pouvaient être renouvelés les deux années suivantes.
Ces différences sociales, où une oligarchie dominait les autorités municipales étaient moins visibles en milieu rural. L’isolement et le faible peuplement obligeaient les populations à plus de solidarité. Rien de tel en milieu urbain, où chaque groupe social luttait pour plus de reconnaissance. Ce fut le cas des artisans, qui parvinrent à se faire représenter dans les instances municipales au moins sur les sujets les concernant.
Les lois philippines lors de l’occupation espagnole achevèrent d’éloigner totalement des postes municipaux ceux qui n’étaient pas membres de l’oligarchie locale. Dorénavant, seuls pouvaient être élus des personnes dont les parents et grands-parents avaient eux aussi exercé une charge municipale.
Le municipalisme portugais, nous venons de le voir, est le fruit d’un long processus, d’abord autonome, puis favorisé par le pouvoir royal en contrepoids face aux seigneurs. C’était la solution trouvée par les peuples qui devaient vivre sur des terres dévastées par l’instabilité de la guerre de Reconquête. Aujourd’hui encore, les dates d’octroi du fors au Moyen Âge sont considérées comme étant les dates fondatrices de la ville, ou plutôt, des autorités municipales, signe de leur importance fondamentale dans l’histoire locale.
Bibliographie
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