Le bidonville de Champigny est souvent érigé en exemple, pour montrer les conditions de vie extrêmement difficiles vécues par les immigrés portugais en France. Mais cette misère, parfois instrumentalisée, n'était pas forcément subie par la totalité des habitants du bidonville. Elle était même souvent volontaire, comme nous allons le voir.
La France, c’est juste pour gagner de l’argent
Prenons la place un instant du Portugais des années 1960 ou 1970. Il quitte son pays, sa famille, pour aller travailler en France, plus tard en Suisse ou au Luxembourg, parmi d’autres. Il ne connait pas grand chose de ces pays, ne s’intéresse pas forcément à leur culture ni n’a la moindre intention d’y vivre de façon permanente.
Sommaire
Non, il s’agit avant tout de gagner de l’argent. Le plus possible, à envoyer ensuite au Portugal.
C’était le cas de mes deux grands-pères. Partis dans les années 1960, sans leurs épouses ou enfants. Travaillant toute la journée sur des chantiers, ils étaient entre Portugais, et ne sortaient que rarement, à part pour boire des coups avec les amis.
Dans cet état d’esprit, payer un loyer est un luxe. Habitués qu’ils étaient au Portugal de vivre sans eau courante ni électricité pour la plupart, venus de petits villages ruraux, vivre dans des conditions difficiles pour des Français ne l’était pas forcément pour eux.
Le Travail, valeur centrale
Au delà du boulot, il n’y avait pas grand chose d’autre, pour un Portugais des 30 glorieuses. On économise tout ce qu’on peut, pour acheter du terrain au pays, pour construire la belle maison au village. Pour augmenter leurs chances d’avoir encore plus de revenus, certains hommes décident de faire venir leur femme.
La femme au foyer est un concept qui n’a jamais existé dans le Portugal des campagnes. Toutes travaillent, dur, pour faire vivre la maison. C’était le cas de mes grands-mères, restées au Portugal, qui devaient s’occuper de leurs trois ou quatre enfants, seules. Elles s’occupaient ainsi du travail dans les champs, et pouvaient réaliser des objets d’artisanat pour arrondir les fins de mois. Leurs revenus étaient modestes, se traduisant surtout par la nourriture qu’elles pouvaient poser sur la table. Des animaux qu’elles avaient elles-mêmes élevés, des légumes qu’elles avaient fait pousser.
Chaque membre du village s’entraidait dans le travail des champs. Une entraide que l’on retrouvait à Champigny, sorte de gigantesque village portugais aux portes de Paris.
Dans ce contexte travailleur, où pour gagner sa croûte, le culte catholique de la souffrance est presque la norme, le moindre plaisir hors normes pouvait être critiquable. Nous retrouvons une humilité toute portugaise, une humilité qui empêche de profiter de la vie. Le Portugais se doit de rester à sa place.
Rappelons que de nombreux Portugais de cette époque étaient analphabètes. Sans accès à la culture ou même aux informations pouvant les aider à améliorer leur cadre de vie, ils se contentaient de peu… comme autrefois au village.
Pas de cinéma, pas de restaurant et encore moins de boîtes de nuit, que ce soit en France ou au Portugal. Le temps libre est souvent passé à travailler encore plus, souvent au noir. Ou alors, à aider un autre Portugais, à construire sa modeste maison, planter ses choux ou réparer quelque chose quelque part. Mon grand-père maternel lui, coupait des cheveux entre deux chantiers.
Les femmes en France
Les premières femmes arrivent ainsi en France, imprégnées elles aussi du culte du travail et de l’humilité. Avec elles, souvent, des enfants en bas-âge. Ces Portugaises n’avaient bien souvent aucun contrat de travail, contrairement à leurs maris. Elles devaient par conséquent trouver ce qui était à leur portée : des heures de ménage.
Immigrées clandestines
Le plus souvent immigrées clandestines, ces heures de ménage étaient payées au noir. Il aura fallu quelques années pour qu’elles soient petit à petit régularisées. Ma mère me raconte encore, à la fin des années 1970, enceinte de moi, qu’elle avait dû se cacher dans les toilettes du logement minuscule où vivait mon père lors d’un contrôle de l’assistance sociale. Pour un homme seul, le logement était acceptable. Si en revanche il hébergeait une femme clandestine, il pouvait avoir de sérieux problèmes. On ne parlait pas encore de regroupement familial à cette époque.
De la même façon que les hommes travaillaient pour économiser le plus possible, les femmes n’étaient pas en reste. En tant que femme de ménage, aux multiples « patrons », certains déclarés avec fiche de paie, d’autres pas forcément, il n’était pas rare de dépasser complètement les heures légales maximales de travail. Des femmes qui se levaient à 5 heures du matin pour nettoyer des bureaux, des femmes qui ajoutaient du travail au noir à leurs heures « légales » de travail.
Un travail d’esclave, diraient certains. Mais il était payé. Rien ni personne n’obligeait véritablement une Portugaise a travailler autant. Il ne s’agissait pas de payer un loyer, souvent modique, pour ne pas dire inexistant !
Vivre dans un bidonville, une bonne affaire
Ainsi, rester le plus longtemps possible dans un bidonville comme celui de Champigny, c’était économiquement parlant ce qu’il fallait faire aux yeux d’un « emigrante ». Le moindre Franc gagné était un Franc économisé. De plus, certains pouvaient même faire pousser des choux ou élever des lapins, comme à la campagne au Portugal, tout en étant entouré de compatriotes…
Lorsque finalement, les différents bidonvilles qui entouraient la capitale furent démantelés, les Portugais ont été nombreux à ne pas voir s’améliorer leurs conditions de vie. Au contraire, j’ai envie de dire.
Privés de la vie communautaire, dispersés, ces travailleurs sans enfants n’avaient pas le droit aux aides de l’état. Pourquoi aider un célibataire salarié ?
Le choix était alors simple : trouver un endroit où vivre, le moins cher possible, pour continuer à envoyer de l’argent au Portugal. Ce fut le choix de mon grand-père paternel, qui partit vivre dans une baraque à Aulnay-sous-Bois.
Je n’ai pas été péjoratif en disant une baraque. Il s’agissait d’un petit terrain qu’il louait, avec un logement qui aujourd’hui feraient se dresser sur la tête les cheveux de n’importe quelle assistante sociale. Il y a vécu une vingtaine d’années, attendant patiemment sa retraite au début des années 1990 pour revenir au Portugal auprès de sa femme. Les enfants, eux, étaient déjà adultes depuis bien longtemps.
De sa baraque, j’en garde le souvenir ému de la visite du dimanche après-midi, lorsque mon père allait lui rendre visite. Il buvait toujours son mauvais pinard coupé à la limonade. Rien que pour la limonade que je buvais chez lui, j’aimais y aller.
De retour au Portugal et heureux d’être dans sa maison au Portugal, entouré des innombrables terrains agricoles et forestiers qu’il acheta au village, mon grand-père n’en profita pourtant pas du tout. Ma grand-mère, son épouse, décéda peu de temps après son retour. Puis, peu d’années après ce triste évènement, il fut frappé d’un AVC qui lui immobilisa la moitié du corps. Lui qui aimait tant parler ne pouvait plus que s’exprimer difficilement.
Forcé de vivre chez ses enfants à tour de rôle, la vie de mon grand-père m’a donné une leçon.
Une vie de sacrifices, à économiser pour la retraite. Pourquoi faire ? C’est ici et maintenant qu’il faut profiter. A plus forte raison si nous avons des enfants.
Mon père, dès qu’il fut en âge de travailler, parti lui aussi pour la France, auprès de mon grand-père. Malgré son jeune âge, 17 ans, lui aussi été imprégné de cette culture du travail et de sacrifice. Il a lui aussi grandi sans eau courante ni électricité.
Rappel : l’électricité n’est arrivée au village familial qu’en 1975. Il fallait, pour pouvoir regarder la télévision à cette période, se déplacer dans un centre urbain.
Devenir concierge, le Graal de l’émigré Portugais
En travaillant dans le ménage, dans les beaux immeubles parisiens, des opportunités s’ouvrirent aux Portugaises. Lorsqu’une place de concierge d’un de ces immeubles se libérait, les patrons français pensaient bien souvent à leur employée. Travailleuses, qui ne se plaignent jamais, elles étaient les candidates idéales pour occuper les places laissées vacantes.
Et quelle aubaine pour les Portugais ! Devenir concierge, c’est obtenir une loge. Une loge de concierge dans laquelle on peut y habiter. Les conditions de vie sont parfois bien meilleures que dans les baraques d’un bidonville…
Mais ! Contrairement aux baraques, aux chambres de bonne ou même aux HLMs, il n’y a pas de loyer à payer. Non, on nous paye pour y vivre !
En revanche, on accepte n’importe quelle loge. Les conditions de vie sont dès lors une sorte de roulette, de coup de chance. Prenons l’exemple de trois familles portugaises du même quartier du 20ème arrondissement, toutes vivant dans une loge de concierge différente, toutes devant faire le ménage et sortir les poubelles de l’immeuble.
Ma famille a obtenu une petite loge au rez-de-chaussée, avec une fenêtre donnant sur la cour. Une salle de bain de fortune installée dans un recoin, une seule pièce à vivre servant de salle de séjour et de chambre. Le toilette (à la turque) est dans la cour. Obligé de dire bonjour le matin aux travailleurs qui attendaient dans la cour devant la porte de leur bureau, alors qu’il pleut, pour aller faire ses besoins au toilette collectif de l’immeuble…
La sœur de mon père a obtenu une petite loge dans un premier étage. La loge est divisée en deux : une minuscule chambre à coucher pour quatre personnes, un minuscule séjour. Au total, moins de 30 m². Le toilette est sur le palier, pas de salle de bain.
Une famille amie était mieux lotie : une loge au premier étage, avec deux chambres et une minuscule salle de bain avec toilette inclus.
Aucune de ces trois familles de deux enfants chacune n’avait le droit à la moindre aide ou assistance sociale. Les enfants ont tous grandi dans des logements minuscules, aux conditions de vie spartiates, de la volonté pure et dure des parents. Les Portugais gagnaient relativement bien leur vie ! En toile de fond, toujours ce même mantra : il faut faire de l’argent, et vivre dans une loge de concierge, c’était véritablement vu comme une chance inouïe.
Pas forcément pour les enfants.
Une dénonciation de la misère
Très peu de médias ou même de Français s’intéressaient aux Portugais, à leurs conditions de vie. Juste bons à travailler, discrets, les Portugais n’ont jamais fait de vagues. Pourtant, certains journaux, journalistes et photographes ont consacré quelques rares lignes, lorsque les bidonvilles furent bien trop visibles pour que l’on puisse les ignorer.
Ce fut le cas de Gérald Bloncourt, qui photographia le bidonville de Champigny. Il était lui aussi un exilé. D’origine haïtienne, il avait dû partir d’Haïti avec ses parents pour raisons politiques. Militant communiste, il cherchait, par ses reportages, à dénoncer la misère des étrangers en France.
Le bidonville de Champigny était parfait. Une population blanche et catholique, dans laquelle les Français pouvaient se reconnaître, mais vivant dans des conditions considérées comme étant misérables. Il s’agissait d’une illustration parfaite de ce que les Communistes voulaient dénoncer. En utilisant les Portugais, dont les Français se sentaient plus proches que des Noirs ou des Arabes, les Communistes espéraient ainsi réveiller le côté solidaire et généreux de la France… et gagner quelques voix au passage.
Sauf que les Portugais n’ont jamais rien demandé. Tant et si bien qu’ils furent nombreux à refuser de quitter le bidonville lors de sa démolition, pendant que d’autres construisaient de leurs mains un pavillon pour y loger avec leur famille…
Je ne doute pas de la sincérité de Gérald Bloncourt, qui dénonçait lui surtout la défaillance des pouvoirs publics. Mais dans ses reportages, tout semble être dépeint en noir. Ce n’était pas le cas. De la souffrance dans les bidonvilles, il y en avait, comme il continua d’en avoir plus tard ailleurs, à commencer par ma propre histoire de vie. Mais il s’agissait d’une souffrance le plus souvent auto-infligée. Seuls ceux qui n’avaient pas de voix au chapitre, les femmes sous l’emprise d’un homme, et surtout les enfants, pouvaient souffrir littéralement de cette misère, visible en photo.
Dans mon cas, cette souffrance était double : souffrance de par les conditions matérielles où nous vivions, oui, mais surtout souffrance en sachant que cela était pleinement volontaire. Rien n’empêchait mes parents d’acheter un appartement à Paris.
Avec le recul, c’était d’ailleurs la meilleure chose possible à faire, au vu de la valorisation immobilière de Paris depuis les années 1990.
Misère oui, mais intellectuelle
Aujourd’hui, je ne reproduis plus les erreurs de mes parents ou de mes grands-parents. Je fais en sorte que mes enfants aient le meilleur cadre de vie possible, avec mes moyens. C’est maintenant qu’ils en ont besoin, pas quand je serais finalement à la retraite et eux adultes.
Finalement, le pire, c’est lorsque je vois d’autres enfants de concierges et de femmes de ménage qui n’ont jamais vraiment pu faire d’études. Comment étudier sereinement dans une loge de concierge ? Ils ont pour beaucoup reproduit le schéma de leurs parents, en travaillant dans le BTP ou en faisant des heures de ménage…
Bien sûr, nous avons des histoires de réussite, qu’on nous montre fièrement. Parfaitement intégrés, avec une petite maison et de belles études. Pour combien d’enfants qui n’ont pas pu le faire? Combien d’enfants ont grandi avec un carcan intellectuel imprégné au plus profond de la culture familiale, doublé de conditions matérielles souvent trop bancales pour étudier et s’épanouir sereinement ?
En exemple, j’ai des cousins qui ont eu le droit à un HLM. Famille très nombreuse, le père avait pu obtenir un logement pratiquement gratuitement, mais dans une des pires cités de banlieue. Tous avaient leur propre chambre. Ce détail me semble avoir été décisif malgré la cité, l’ensemble des cousins ayant fait des études. D’autres cousins, tout aussi nombreux, mais vivant dans un minuscule logement d’une petite ville tranquille de banlieue parisienne, quant à eux, ont à peine le bac…
Difficile d’en faire des généralités bien sûr. Mais ça fait réfléchir.
A savoir : les logements étaient minuscule, certes, mais les repas d’une table portugaise étaient toujours excellents. De même pour les habits. Il faut savoir que le culte de l’apparence et surtout du « qu’en dira-t-on » était de toute première importance.
La misère que moi je dénonce n’est pas forcément matérielle. Il s’agit de la misère intellectuelle. Celle qui empêche un Portugais de regarder plus loin que le bout de ses économies et du retour utopique au Portugal, au détriment de sa vie actuelle et celle de ses enfants.
Cette mentalité du passé n’existe, heureusement, pratiquement plus. Nous, enfants d’immigrés Portugais, avons déjà un autre état d’esprit. Sans doute parce que nous sommes déjà imprégnés d’une culture urbaine et mondiale. Le monde change, et nous avec.
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