Notre spécialiste en numismatique portugaise, Carlos Catalogart, nous fait découvrir les débuts de la numismatique républicaine. Des débuts tourmentés, qui nous racontent l’influence idéologique et artistique de la République Française au Portugal…
Couvrez ce sein que je ne saurais voir…
Par Catalogart
Sommaire
On fête en ce moment au Portugal, sans le dire comme ça, le régime républicain. Oui, milles fois oui, le droit et l’acte de choisir ceux qui nous dirigent et ceux qui font nos lois a eu son avancée la plus significative avec le début de la république. On le confronte aussi en France, encore sans le dire comme ça, avec la primaire populaire, un exercice de démocratie original, applaudi par les uns, décrié par les autres.
Et puis, on célèbre dans l’univers de la francophonie et ailleurs les quatre cents ans de la naissance de Molière, ce monstre de la parole mise en scène. Voilà, les républiques française et portugaise sont convoquées, le pourfendeur de la pudibonderie aussi, démarrons le récit, goutons à l’entrée de ce repas d’anecdotes.
Apprendre la gravure en France
Commençons à Paris, au début du vingtième siècle. Dans de nombreux domaines scientifiques, techniques et artistiques, la France, et en particulier sa capitale, fait figure de référence. Le monde de la sculpture et de la gravure ne fait pas exception, et passeront par Paris de nombreux jeunes artistes portugais, souvent pour consolider leur formation démarrée au Portugal, avant de revenir au pays pour poursuivre leur carrière, affublés de l’aura de leur formation en France.
C’est le cas par exemple de João da Silva, à qui on doit la première caravelle sur une pièce d’Escudo et d’autres monnaies. João qui a fait à l’âge de 24 ans, lors de son séjour à Paris en 1904, une médaille notable de Paul-Marcel Dammann. Paul-Marcel avait alors 19 ans, et est devenu un graveur médailliste très connu en France. Paul-Marcel et João ont été élèves du grand Jules Chaplain, le grand maître de la gravure numismatique de l’époque, dont le nom réapparaitra plus loin, à Lisbonne, vers la fin de notre récit.
Récit qui d’ailleurs va abandonner maintenant João da Silva et suivre José Simões de Almeida, un autre jeune sculpteur portugais qui a complété ses études à Paris, revenu lui aussi au Portugal. José connaissait le monde des Arts portugais, il était le neveu de… José Simões de Almeida, professeur de sculpture aux Beaux-Arts à Lisbonne.
Après le décès de l’oncle José, le neveu José va d’ailleurs reprendre sa chaire aux Beaux-Arts et l’enseignement correspondant. Deux sculpteurs, deux noms identiques, d’où les trois lettres que l’on met entre parenthèses à la fin de son nom chaque fois qu’on l’évoque au Portugal : « sob. », pour sobrinho, neveu. Trois lettres que nous ne rajouterons pas car l’oncle est déjà passé dans cette histoire et ne reviendra plus.
Buste de la République
José Simões de Almeida, fraîchement revenu de France, décide de participer à un concours lancé par la mairie de Lisbonne pour l’élaboration d’un buste de la république. Nous sommes en 1908, et même si l’on vit encore en monarchie, l’élan du mouvement républicain est grand. José croise par hasard dans la Baixa de Lisbonne Hilda Pulga, couturière âgée de 14 ans, en livraison de commandes. Il lui demande de lui servir de modèle. Ce qu’elle acceptera avec la présence de sa maman, et sans dégrafer plus qu’un seul bouton de son chemisier.
Le buste de José ne gagne pas le concours, c’est celui de Francisco dos Santos, fraîchement revenu de l’étranger… Paris, où il s’était marié avec une française, puis de Rome où le vicomte de Valmor lui avait payé un séjour de formation.
A la recherche d’un symbole républicain
Ça circulait en effet, entre Lisbonne, Paris, Rome et ailleurs. Les personnes circulaient, et, avec elles, les idées. Une de ces idées, dont on ne parle presque plus au Portugal, mais qui est toujours très vivante en France, est que la République a besoin d’une figure symbolique féminine. Marianne, bien-sûr, la puylaurentaise de Guillaume Lavabre, la modeste Marie-Anne des contre-révolutionnaires, l’épouse malheureuse d’Hérode le Grand pour les érudits, et tant d’autres, mais surtout la liberté guidant le peuple de Delacroix…
Le Panthéon des Mariannes était prégnant en ce début du 20ème siècle, et la nécessité d’une Marianne portugaise était évidente. Dont acte et buste. Même si celui de José n’a pas gagné le concours, il a été tout de même choisi – quelqu’un sait peut-être pourquoi, moi non – pour être le buste officiel de l’Assemblée Nationale portugaise, où les traits de Hilda ont trôné, ces traits qui peuvent encore être vus au Musée de la Présidence de la République.
Voilà, l’entrée est terminée, ces saveurs mêlant de façon pas très subtile conjoncture portugaise et influence française autour des débuts de la république au Portugal annoncent le repas à venir. Passons au plat principal.
Les premières pièces de monnaie de la République
Si vous me demandez qui est le maître incontestable de l’érudition numismatique s’intéressant à l’Escudo portugais, c’est António Miguel Forjaz Pacheco Trigueiros. Son livre, « La grande histoire de l’Escudo portugais » est l’oeuvre de référence. Mais c’est surtout en lisant les petits articles publiés dans des revues de spécialité, visant à donner plus de consistance au squelette de son livre, que l’on peut se régaler. Régalons-nous.
La Spirale de l’Escudo est une représentation parfaite – autosatisfaction, je sais – pour suivre les noms des auteurs des premières pièces de la république naissante. On y constatera l’omniprésence des noms de nos sculpteurs préférés, José et Francisco, João rejoindra aussi ce petit groupe « officiel » deux décennies plus tard avec sa caravelle.
On y voit aussi le nom d’un troisième personnage, Domingo Alves do Rego. Lui, on peut dire que c’est un « self-made man » qui a été repéré dans sa ville natale de Leiria par le graveur Ramalho lors du retour d’un voyage à… Paris. Pris en main par ce professionnel de la gravure ayant pignon sur rue à Lisbonne, puis invité à rejoindre la Casa da Moeda (la Monnaie) par son graveur en chef Venâncio Alves, Domingo a franchi les échelons de cette maison grâce à ses compétences et à ses qualités. Lui donc, il sait graver, il comprend ce qu’il faut pour faire une bonne, une belle pièce de monnaie. Au début de cette histoire il a encore le graveur chef Venâncio au-dessus de lui, mais il va le remplacer en 1914 lorsque Venâncio partira à la retraite.
Sur la spirale on constatera aussi l’omniprésence sur les premières pièces de la représentation de la république, images et effigies que montre ici la figure. Certainement que vous l’avez déjà vu, ce visage un peu sévère sur les premières pièces de 10, 20 et 50 centimes, ou encore ce visage calme et doux mais déterminé – pour moi un chef d’œuvre de la numismatique portugaise – sur les pièces de 4, 5, 10 et 20 centimes.
Et vous avez peut-être dans votre collection la première pièce de 1 Escudo, commémorant le début de la république le 5 octobre 1910. Ce que vous n’avez peut-être pas encore vu ce sont les dessins qui avaient été proposés par José, Francisco et João pour le concours ouvert par le gouvernement portugais pour l’émission des premiers escudos. On va les découvrir, bientôt, mais avant un petit peu de chronologie, si illustrative du fonctionnement de ce pays de marins et de poètes, chronologie qui permet aussi de comprendre pourquoi les premières pièces ne datent que de 1912.
Création de l’Escudo : les concours
La révolution républicaine a eu lieu le 5 octobre 1910. Cinq mois après, en mai 1911, l’escudo a été officiellement crée et un premier concours pour les dessins des pièces a été ouvert en juin… mais le concours a été annulé car un seul concurrent s’était présenté. Appel à concourir relancé en octobre, avec un délai pour présentation de travaux de 50 jours. Le jury s’est réuni pour décider le 17 janvier 1912 (oui le temps passe), classe les travaux présentés, écarte un certain nombre car présentés au 50ème jour du délai.
Suit un grand scandale, brouhaha dans la presse, le alors ministre des Finances Sidónio Pais (le futur 4ème président de la république) doit intervenir, le procureur de la république donne son avis, invoquant un droit d’usage romain (dies termini non cumputatur in termino) pour donner raison au plaignants, le jury doit se réunir à nouveau, mais essentiellement confirme le premier classement. En avril 1912, les résultats son officialisés.
On retrouve donc les dessins de José et Francisco acceptés, celui de João a été le premier éliminé. Éliminé, disent les bonnes et les mauvaises langues (ça doit donc être vrai) parce qu’il a dessiné les armes au revers avec les petits écus latéraux pointant vers le centre, ce qui n’était pas conforme à un décret du… XVème siècle, quand Jean II avait décidé que les cinq petits écus pointeraient vers le bas.
Parbleu, les règles de l’héraldique sont faites pour être respectées !
Si l’on compare les dessins primés et les premières pièces, on reconnaît facilement, personnifiant la République, Hilda Pulga de José et le très beau visage de la république de Francisco et sa république portant le drapeau, qui est devenu la pièce commémorative de 1 escudo que l’on connaît bien aussi.
Mais, qu’est devenu le premier prix de José, celui qui est au fond le plus proche des représentations de la liberté guidant le peuple de Delacroix ?
Disparu, volatilisé, jamais frappé. Molière aurait certainement son idée, et nous lui avons donné la parole dans le titre du récit. Probable que des seins découverts auraient eu heurté un Portugal moralement très conservateur, où l’influence de l’Église catholique demeurait grande, même parmi une partie des républicains. Probable aussi que cela soit trop « français ».
Mais souvent, les explications évidentes viennent en trompe l’œil. Et pour notre métaphore de repas, la palette des saveurs resterait incomplète si on n’amenait pas les sucreries qui vernissent le palais. Passons donc au dessert.
Une gravure impossible
La vérité en cette fin de repas c’est que nos amis sculpteurs, José, Francisco et João, tout auréolés qu’ils étaient de leur formation à l’étranger, ne s’y connaissaient pas vraiment en gravure numismatique, qui a ses propres contraintes et exigences. Graver une pièce de monnaie est encore autre chose que de graver une médaille ou faire un bas-relief.
Donc, le fardeau de transformer ces dessins primés en gravures pour la frappe est tombé sur les épaules de Venâncio et de Domingo. Et ils n’étaient pas contents, pas contents du tout.
Ils ont donc écrit au directeur de la Monnaie. Défendant leur savoir-faire en invoquant la reconnaissance internationale que les pièces frappées par la Monnaie portugaise avaient eu avant la république. Invoquant aussi les façons de faire de Maître Chaplain et l’allure fière de son coq, pièce de référence de l’époque. Ils ont pourfendu le dessins ternes et peu contrastés proposé par les sculpteurs, ils ont critiqué leur choix d’avoir privilégié une esthétique certes à la mode mais pas adaptée à la gravure numismatique et ils ont asséné leur coup de grâce en disant que dans ces conditions, il n’était pas possible de les convertir en pièces.
Les Portugais ne savent pas faire ?
Scandale encore dans les milieux artistiques, on propose d’envoyer les pièces à Paris, car le Portugal n’aurait pas les compétences pour les faire. Mais Venâncio et Domingo tiennent bon, ils parlent à la presse. Et s’est surtout Domingo qui prend les rênes, il adapte les dessins, il se fâche avec les sculpteurs, mais il arrive à les transformer suffisamment pour que les pièces puissent être frappées. Avec, à mon humble avis, des résultats contrastés.
Hilda n’a pas dû se reconnaître dans la pièce de José, tellement le visage est tendu, taillé aux ciseaux. L’escudo commémoratif de Francisco, même en état neuf, a toujours une allure d’un beau délavé, beau certes, mais définitivement délavé. Et la pièce admirable de la république de Francisco est une réussite indéniable.
Peut-être que Domingo y a mis plus d’art et de savoir encore, car la pièce porte aussi son nom, ou tout simplement le dessin de départ était plus adaptable à la gravure numismatique. On peut émettre l’hypothèse que le dessin de José de la république aux seins nus était inadaptable, et que cela l’a de facto écarté. João lui, il fera frapper ses dessins sous la forme de médailles, et il reviendra sur la scène lorsque on décidera de frapper un escudo en or.
Mais les tensions entre João et Domingo sont aussi fortes qu’avec les autres sculpteurs, et une histoire longue que l’on racontera peut-être un jour conduira à ce que la pièce d’or d’escudo dessinée par João n’ait jamais été frappée. Il est grand temps donc de passer au café et conclure.
Malgré des résultats mitigés de leurs débuts en numismatique, ces sculpteurs occuperont le devant de la scène artistique portugaise encore longtemps. José et João continueront à travailler avec la Monnaie. Francisco sera l’auteur entre autres du monument du Marquis de Pombal sur la place du même nom à Lisbonne. Il décèdera avant de l’avoir fini et c’est sous la direction artistique de José et d’autres que le monument verra finalement le jour. Mais pour raconter tout cela il faudrait convoquer d’autres convives. Une autre fois.
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