À travers la vitrine du numéro 120 de la Rua Grande, dans le centre de Viana do Castelo, des nappes et porte-monnaie minutieusement brodés attirent mon regard. Dans la boutique, des dizaines de broderies réalisées dans la tradition de cette ville du nord du Portugal recouvrent les murs et les présentoirs.
Rencontre avec l’une des dernières brodeuses de Viana
Par Chloé de la Fontaine
Sommaire
Chloé, passionnée d’artisanat, a posé ses valises début 2022 pendant 3 mois à Viana do Castelo dans le but d’apprendre la broderie traditionnelle de Viana. Aux côtés de Fátima Silva, brodeuse professionnelle, elle s’est formée à ce savoir-faire portugais séculaire. Au fur et à mesure de son apprentissage, elle découvre le rôle que la broderie avait dans la vie quotidienne des habitants de la région et a eu envie de partager ses découvertes à travers des articles.
Au fond de la boutique, la propriétaire des lieux est en train de travailler sur un ouvrage, assise sur un petit banc de bois, en attendant le chaland. Fátima Silva, qui a ouvert Cantinho dos Bordados en 2014, réalise la plupart des pièces qu’elle propose à la vente. Passionnée par son métier et amoureuse de la broderie traditionnelle de Viana, elle met un point d’honneur à maintenir en vie ce savoir-faire en proposant exclusivement des ouvrages réalisés à la main. Ici, on ne rigole pas avec la tradition et vous ne trouverez pas d’articles brodés à la machine dans ce lieu hors du temps.
Une tradition au fil du temps
En m’apercevant, Fátima pose son ouvrage et son aiguille et se lève pour m’accueillir. Petite femme aux cheveux foncés, elle dégage la force douce des Portugaises du nord. Sur le pas de la porte d’entrée, une figurine grandeur nature vêtue de la tenue vianense des jours de fête trône à ses côtés. Chemise blanche brodée au fil bleu foncé, ourlets de jupe et tablier aux motifs floraux donnent un aperçu de ce savoir-faire qui a traversé les siècles.
Des livres sont posés sur la table de l’entrée et Fátima me raconte l’évolution de la broderie de Viana en me montrant leurs illustrations. À l’origine, ce type de broderie était appliqué sur les tenues vestimentaires jusqu’à ce que la grande Histoire s’en mêle et qu’elle vienne décorer le linge de maison. Lorsque les Portugais partent au front aux côtés des soldats français en 1916, les femmes doivent assumer seules les finances du foyer. La broderie de Viana apparait alors comme ayant le potentiel de devenir une activité économique à part entière permettant d’assurer la survie des femmes de la région. C’est un succès, en vingt ans la broderie de Viana devient une industrie domestique.
« Quand j’avais 19 ans, on habitait dans un petit village des environs et on allait avec mes soeurs à Viana demander du travail auprès des maisons de broderie. Et une fois les commandes terminées, nous leur rapportions » m’explique Fátima. Rares étaient les brodeuses salariées par une maison mère. Les femmes s’y rendaient seulement pour venaient chercher le matériel nécessaire à la confection des pièces et ramener les tissus, le plus souvent des nappes, brodés de motifs floraux. Ces grandes nappes à la composition géométrique sont aujourd’hui connues dans tout le Portugal.
La nappe, pièce maîtresse
Derrière le mannequin joliment endimanché, ces fameuses nappes sont suspendues au mur. Mon regard plonge dans ces grandes toiles blanches parsemées d’éléments inspirés de la nature. Certains endroits sont ajourés. Les fleurs de camélia, les trèfles, les oeillets, sont reliés entre eux par des arabesques de ronces et de tiges recouvertes de feuilles, positionnés suivant des axes de symétrie. Je me demande combien de temps doit prendre ce travail qui me semble pharaonique.
La palette chromatique est quant à elle restreinte ; le blanc, le rouge et le bleu foncé sont les teintes les plus courantes. Fátima me précise que les authentiques broderies de Viana sont réalisées sur du tissu blanc ou non teint en lin, en coton ou sur un mélange 50 % coton – 50 % lin. Elle me fait toucher les différentes matières pour sentir la différence. Le lin remporte ma préférence tout comme la majorité des clients.
La broderie, une histoire de famille
Si les nappes qu’elle vente sont des réalisations de brodeuses des environs, elle a pourtant commencé sa pratique par en broder. À 11 ans, elle réalisait seule sa première nappe de 1 m de côté. À l’époque, les filles apprenaient dès leur plus jeune âge la broderie auprès des femmes de leur famille et sa pratique rythmait le quotidien. Une fois le travail domestique et des champs terminé, les femmes s’adonnent à cette activité parfois jusqu’à tard dans la nuit.
« On pouvait broder jusqu’à minuit » se rappelle mon hôte, « on allumait alors la lampe à pétrole. Mes voisines et mes cousines venaient chez mes parents car on étaient toutes amies et on brodées toutes ensemble. On chantait ! On chantait ! Et on nous entendait de loin ! Parfois les garçons venaient nous voir en cachette. Qu’est ce qu’on rigolait ! On était heureux même si on vivait modestement. » se remémore-t-elle les yeux pétillants et de la nostalgie dans la voix. Je prends alors conscience de la dimension sociale qu’apportait la broderie dans le quotidien des villages des alentours de Viana.
Créativité, patience et dextérité
Nous continuons le tour de la petite boutique. Fátima me montre ses créations entre tradition et innovation. Nous nous arrêtons devant un châle triangulaire en lin blanc brodé d’un magnifique coração de Viana en filigrane doré. Surmonté de quatre flammes, il est entièrement rempli de motifs aux formes courbes. Le dessin lui vient d’un ami orfèvre qu’elle a interprété en choisissant différents points de broderie pour apporter plus ou moins de relief au motif.
Avant ce long travail de broderie, certains fils du tissu ont été retirés à la main sur deux des extrémités du châle pour réaliser la frange. C’est un travail titanesque qui prend plusieurs jours tant les fils de lin sont fins et délicats. Une vue aiguisée, des doigts habiles et une bonne dose de patience sont indispensables pour mener à bien cette tâche. Cette réalisation complète nécessite presque 10 jours de travail pour Fátima qui réalise elle-même toutes les étapes de fabrication du châle. Cette broderie sera vendue 180 euros. En attendant qu’elle vienne remporter le coeur d’un client, elle prend sa place dans la boutique et ravit les yeux des passants.
Le coração de Viana
Le cœur de Viana, est un symbole inspiré du Sacré-Cœur de Jésus dont le culte est pratiqué depuis le XVIIIème siècle dans la région. Depuis, impossible de visiter Viana do Castelo sans apercevoir à chaque coin de rue ce symbole mondialement renommé et dont les locaux sont si fiers. Cependant, bien qu’il soit un motif typique du Minho, il ne fait pas parti des éléments décoratifs officiels de la broderie de Viana.
Une tradition qui ne tient plus qu’à un fil ?
Sans grande surprise, il est difficile aujourd’hui de vivre convenablement de ce métier à plein temps. De plus, les clients se tournent de plus en plus vers les broderies à bas prix réalisées industriellement. Par passion de la transmission et pour compléter son revenu, Fátima a enseigné à des adultes en formation au cours de sa carrière. Elle se désole aujourd’hui de constater qu’aucun de ses anciens étudiants n’a pu en faire son métier malgré leur envie. « Aujourd’hui, les femmes préfèrent faire des ménages, elles sont mieux payées. » m’explique-t-elle.
À cela s’ajoute la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a paralysé le tourisme ces deux dernières années privant les professionnels du secteur d’une grande partie de leur clientèle. Ils espèrent vendre mieux cette année avec le retour des touristes et des émigrants venus visiter leur famille. En attendant de pouvoir se réjouir de nouveau des rues animées, Fátima confectionne des porte-monnaie et des sacs à main qui font partis de ses articles phares. Les touristes qui viennent prendre part à la fête de Nossa Senhora da Agonia en août en raffolent ; certains aiment arpenter les rues un sac honorant la tradition locale au bras, d’autres se plaisent à porter une chemise brodée aux couleurs de la ville.
Une richesse à préserver
Cantinho dos Bordados est une ode à un patrimoine culturel qui peu à peu disparait avec la dernière génération de brodeuses. Seule femme de la famille a avoir poursuivi la broderie traditionnelle après sa tante, Fátima espère que sa petite-fille continuera à s’intéresser à cette pratique. Sur le pas de la porte nous nous quittons sous le regard toujours immuable de la figurine aux habits de fête.
Que pense-t-elle, elle, du futur de la broderie de Viana ? Je quitte Fátima le coeur gonflé à bloc de gratitude pour la générosité avec laquelle elle a partagé avec moi sa passion. Cette femme authentique m’a touchée dans sa quête pour valoriser et préserver une tradition de son enfance. Au delà de la découverte d’un savoir-faire artisanal, j’ai l’impression d’avoir un peu touché du doigt l’âme des habitants de cette région riche de traditions.
Si vous passez dans le coin, petit conseil, allez du côté de la Rua Grande. Poussez la porte du numéro 120 à la découverte de la broderie traditionnelle de Viana, vous y rencontrerez Fátima Silva qui se fera une joie de répondre à vos questions. Alors, vous aussi vous verrez ses petits yeux noirs s’illuminer.
Comment soutenir la broderie traditionnelle de Viana
Voici quelques conseils pour différencier les broderies faites à la main des broderies brodées industriellement :
- Prêter attention à la régularité des points au recto et au verso de la broderie. Si les points sont parfaitement réguliers et quasi similaires au recto et au verso, il y a de grandes chances que cet article ait été brodé à la machine ;
- Regarder au verso de la broderie, si le fil est blanc contrairement au fil du recto, il s’agit sans aucun doute d’une broderie industrielle. Idem si vous trouvez du papier de couture au verso de la broderie ;
- Privilégier des broderies authentiques lors de vos achats. De plus en plus de boutiques vendent des petites pièces plus accessibles aux petits budgets ;
- Respecter les prix indiqués ;
- Et si vous avez un doute sur l’authenticité d’une broderie, sollicitez le vendeur de la boutique, il saura répondre à vos questions.
Cantinho dos Bordados
Rua Grande, n° 120, 4900-542 Viana do Castelo, Portugal
Tél. : 962 647 155
Mail : 1952mariadefatima1952@gmail.com
Facebook : Cantinho Dos Bordados – Fátima
Sources
- Pires (2006). Caderno de Especificaçoes do Bordado de Viana do Castelo. Viana do Castelo : Câmara Municipal de Viana do Castelo
Cette ouvrage est accessible gratuitement sur internet en portugais : https://issuu.com/olharvianadocastelo/docs/bordado_de_viana/3
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