Caricature de Zé Povinho et des deux chinoises
Caricature de Zé Povinho et des deux chinoises

1911 : expulsion des Chinoises Miraculeuses

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Un fait-divers fit trembler la Première République naissante. Deux chinoises provoquèrent, bien malgré elles, des émeutes à Lisbonne. On disait qu'elles faisaient des miracles en guérissant les yeux de nombreuses personnes...


La République avait à peine un an d’existence. Les autorités avaient du mal à contenir toute la ferveur populaire de l’époque, entre les soutiens intégristes qui trouvaient que la République ne réformait pas assez vite, et les opposants monarchistes qui voulaient revenir en arrière. Dans ce contexte tumultueux, le moindre prétexte pouvait déclencher une catastrophe.

Guérir des yeux à Lisbonne en 1911

Nous sommes au début du XXe siècle. Il n’y a pas de sécurité sociale, les médecins sont rares et chers. Le pays est majoritairement analphabète, sans accès à une éducation digne de ce nom.

Ils sont nombreux à souffrir de la vue, et sont presque aussi nombreux à espérer que les deux jeunes chinoises nouvellement installées à l’Hotel Algarve, rua da Padaria nº 24, soient de véritables guérisseuses. La fascination que pouvait exercer leur côté exotique sur les lisboètes amplifia sans doute cet espoir de guérison.

Nous savons bien que lorsque la médecine classique ne fonctionne plus, les malades, par désespoir, peuvent se tourner vers des solutions alternatives. C’était le cas hier, ça l’est toujours aujourd’hui.

Ajus et Joé

L’histoire de ces deux soeurs est une histoire qui parle aux Portugais émigrés. Elles aussi émigrèrent, affrontant mille dangers, une histoire commune à tant de gens ! Ajus, 33 ans, et Joé, 29 ans en ce mois de novembre 1911, avaient quitté Shangaï quatre mois plus tôt, accompagnées de Sain Chain, mari d’Ajus et de leurs deux enfants. Joé, également mariée, aurait laissé son jeune fils en Chine, auprès de la grand-mère.

Photo des deux chinoises
Ajus et Joé dans leur chambre d’hôtel, où elles recevaient les patients.

Leur venue au Portugal ne semble pas, au premier abord, une venue empreinte de misère ou de famine. Non, elles semblaient vivre correctement, installées à l’hotel, après être arrivées à Lisbonne en passant par l’Autriche, l’Italie, la France et l’Espagne. Il semblerait qu’à chaque étape, elles guérissaient qui venait à leur rencontre.

Guérisseuses miraculeuses

Les deux soeurs de Shangaï commencèrent leur office le 20 novembre 1911 en donnant des consultations, en pleine rue, sur l’actuelle Praça do Comércio, le fameux Terreiro do Paço de Lisbonne. Très vite, les guérisseuses attirèrent de nombreuses personnes, curieuses de voir ces méthodes si exotiques pour un européen !

Elles ne parlaient qu’en mandarin, mais il faut croire qu’Ajus et Joé avaient du talent, avec un procédé pour le moins spectaculaire.

Avec une sorte de collyre et des massages avec des baguettes chinoises, elles parvenaient à extraire des bestioles des yeux de leurs patients. Des « bichos », qui leur valu leur sobriquet de « Chinesas dos bichos », les « Chinoises des bestioles ». Elles parvenaient ainsi, disait-on, à rendre la vue. Succès oblige, les patients étaient toujours plus nombreux.

Les asiatiques avaient en plus le bon goût de ne pas être onéreuses. Elles n’exigeaient pas d’argent ! Seuls ceux qui le désiraient les payaient. Pour les plus pauvres, elles ne se faisaient tout simplement pas payer.

On imagine facilement la multitude de gens qui devaient faire la queue devant leur hotel, où elles consultaient désormais.

Au premier jour de leur installation sur la Praça do Comércio, le journal « A Capital » publie un dessin satyrique de ces supposées guérisseuses chinoises. Il s’agissait d’un journal républicain, qui luttait contre l’obscurantisme du peuple portugais. La caricature est simple : ce ne sont pas des larves, des bestioles qui sont extraites, mais des « macaquinhos », des petits singes, autrement dit… des crottes de nez !

Journal A Capital
Journal A Capital, né en même temps que la République.

Les critiques dans un journal républicain ne concernaient pas grand monde à cette époque, et encore moins celles et ceux qui ont un problème de vue. Certains venaient de loin, de la province, pour être guéris par les deux petites chinoises.

Interdiction par les autorités

Face aux foules venues voir les deux étrangères, les autorités se devaient d’agir, craignant, selon elles, pour la sécurité publique. Le gouverneur civil de Lisbonne, Francisco Eusébio Lourenço Leão, lui même médecin, interdit purement et simplement aux femmes de consulter. Le motif est, il faut le dire, bancal. Elles étaient accusées de pratiquer la médecine illégalement.

Dr. Francisco Eusébio Lourenço Leão
Dr. Francisco Eusébio Lourenço Leão

Le Portugal de 1911, et peut-être le monde entier, était un pays rempli de guérisseurs en tout genre, sans aucune formation médicale officielle. Certains, populaires, se permettaient de se faire de la publicité dans les journaux locaux. Exactement comme bon nombre de voyants et autres médiums, encore très répandus il n’y a pas si longtemps.

Pour le gouverneur, un franc-maçon aux idéaux républicains, il s’agissait de tuer dans l’oeuf cette démonstration d’obscurantisme populaire. Pour lui, il était impossible que les deux chinoises puissent guérir qui que ce soit. Il s’agissait pour le gouverneur de protéger la population de ces « créatures sans scrupules » selon ses mots retranscris par un journaliste de « A Capital ».

Si guérison il y avait, il ne pouvait s’agir que de « suggestion ». Nous verrons les mêmes problèmes, avec les mêmes arguments, quelques années plus tard avec les miracles de Fatima

Caricature avec Zé Povinho et le gouverneur expulsant les deux chinoises
On reconnait Zé Povinho, sur une barque en train d’être dévorée par les différents requins républicains. Sur la droite, le gouverneur expulsant les deux chinoises. On empêche clairement Zé Povinho, qui représente le peuple portugais, d’avoir de l’espoir.

Protestations violentes

Le peuple n’accepta pas cette interdiction. Il avait déjà eu du mal à accepter le nouveau pouvoir républicain, qui heurtait la plupart des croyances religieuses établies, il n’allait pas en plus accepter qu’on lui enlève un espoir, aussi maigre soit-il, de guérison !

Il se créa des commissions populaires pour défendre les deux chinoises. Elles intervinrent auprès de toutes les autorités compétentes, du Ministère de l’Intérieur au Parlement en passant par le président de la République ! Sans réponse valable de la part des autorités, ce « petit » peuple, s’estimant abandonné par celles-ci, ne quitta pas la « rua da Padaria », où se trouvait l’hôtel des guérisseuses. Des personnes malheureuses, aveugles, qui n’avaient qu’un seul espoir, celui de voir à nouveau grâce à l’intervention de ces femmes venues de loin.

Le 25 novembre, voyant que la foule ne bouge pas, les autorités expulsent du pays Ajus et Joé, les accompagnant en train jusqu’à Badajoz, en Espagne. Plutôt que de calmer les esprits, cette expulsion du territoire provoqua une explosion de colère.

Le 26 novembre, une manifestation déambulera dans les rues de Lisbonne. Pour les manifestants, la République a commis un abus d’autorité. Les idéaux de liberté qui avaient été promis au peuple étaient pour eux complètement bafoués.

Machado Santos, un des « héros » de la proclamation de la République tenta de calmer le jeu. Peine perdue. Il sera poursuivi, et la boutique « Casa das Águas » où il se réfugia fut vandalisée. Seule l’intervention de la GNR lui permettra de quitter la Casa das Águas.

La manifestation atteindra son paroxysme lorsque des échanges de coup de feu entre des manifestants et la GNR eurent lieu devant le célèbre café « A Brazileira », qui venait d’ouvrir cette année-là. Bilan, 46 blessés, deux morts.

Foule venue protester
La foule venue protester en faveur des deux chinoises. Photo de Joshua Benoliel

Les idéaux Républicains à l’épreuve d’un peuple ignorant

Les Républicains, pour beaucoup issus de la Carbonária, un mouvement intégriste, avaient des idéaux qui devaient être implémentés par la force si nécessaire. On tape sur le peuple pour son propre bien, en somme. C’est ce qu’ils tentèrent de faire ici, en les empêchant de faire appel à des procédés considérés obscurantistes pour se guérir.

Le problème a été le manque de tact, de discernement face à un peuple désespéré, ne faisant pas confiance en ses dirigeants. Des dirigeants qui, nous l’avons vu, sont plus prompts à utiliser le bâton qu’à faire oeuvre de pédagogie. Un des objectifs les plus nobles de la République, l’instruction obligatoire, gratuite et pour tous, aurait dû être mieux appliquée.

Avant de taper, on instruit.

Du côté du peuple, on aurait surtout dit que les autorités protégeaient les privilèges des médecins, qui pouvaient ainsi plus facilement extorquer de l’argent à leurs patients. Le journal A Capital, pourtant Républicain, indiquera lui-même dans ses colonnes que l’attitude intransigeante des autorités provoqua les tumultes. Pensez-donc, ils appelèrent la Garde Républicaine contre des aveugles !

Les arnaqueuses chinoises

Nous retrouvons les traces des guérisseuses en 1912, à Rio de Janeiro au Brésil. Les médecins locaux avaient découvert leur modus operandi. Elles cachaient des larves de mouche en dessous de la langue, et les portaient aux yeux des patients avec leurs baguettes. Une arnaque qui, semble-t-il, était bien connue en Chine, notamment à Macao. A partir de là, on perd la trace des deux chinoises, probablement rentrées au pays…

Sources


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